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georges a. bertrand - Page 2

  • 6-A la lutte

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

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    Une foule, tu ne peux pas la suivre, si tu veux la regarder et, qui sait ?, la comprendre. Il faut que tu te places face à elle, que tu la laisses venir à toi, que tu sois, toi, à contre-courant. Ce qui ne signifie nullement que tu ne puisses pas être solidaire de sa parole, y être sensible, mais comme un arbre prêt à être bousculé par elle, bouleversé et, potentiel de la lutte, emporté. Pour voir -entr'apercevoir plutôt- ces visages qui cheminent contre toi (sans que tu sois l'objet de la vindicte, bien sûr, mais seulement le pilier circonstanciel qui avère, fragile et incertain), il faut que tu acceptes d'être, étrangement, un frein, un obstacle, une interrogation (que fait-il ici ? Vient-il nous épier, comme si nous étions des bêtes indisciplinées et hagardes ?). Ce n'est rien moins qu'un acte de partage qui te laissera peut-être exsangue, mais dont il reste la force, là, sur la pellicule, quand eux et toi ne serez plus à l'endroit où vous vous êtes rencontrés, que la rue sera vide, et que les chars et les véhicules de l'ordre quadrilleront ce que ton objectif a dérobé au silence d'après.

    Photo : Camp de réfugiés palestiniens dans la banlieue de Bagdad, en 2003.
    Texte "À l'aveugle" : Versatilité


  • 5-Célébration

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

     

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    Peut-être dira-t-elle, un jour, en se revoyant dans sa majesté virevoltante de femme devenue épouse que son amour devenu union, avec lui, qui fut du reste de sa vie, que cet amour de chrétienne d'Orient était un défi à l'ordre mainte fois réitéré, qui voulût qu'on ne se mélangeât pas, non seulement dans le sang, les chairs, l'odeur des corps, le goût des lèvres et le souvenir des vêtements, mais plus simplement dans la proximité des marchés, des maisons, des places, et que les rues fussent d'abord des corridors.

    Peut-être pensera-t-elle à son sourire comme à une manne, pour l'éternité de ses vieilles soirées, insoucieuse d'avoir été abandonnée à la morgue politique.

    *

    Je regarde cette photo.

    Qu'en est-il de ce que nous aurons cru être décisif ? L'attendu mémorable peut-il se réduire en poussière, ne devenir tout au plus, avec le temps, qu'un lieu périphérique de notre devenu, voire une impasse que nous feignons d'ignorer ?

    Je regarde cette photo.

    Le jour du mariage. Il y avait le monde : la famille, les amis, la sociabilité, l'agencement prévisible de la boîte à souvenirs. Chacun de nous, en des occasions diverses, a connu ces heures modernes où nous savions pouvoir nous abandonner à ces autres demeures du temps que sont les instruments de la technique.

    Je regarde cette photo.

    Nous abandonner à ces demeures qui sont comme des chambres empruntées sur une route rectiligne. Aussi fastueuses soient-elles, elles n'auront jamais la magnificence du murmure complice ou de ces images labiles et déformées qui courent, elles, à travers champs, sous le ciel mystérieux de notre mémoire incertaine.


    Photo : Mariage d'une institutrice chrétienne à Gaza

    Texte "À l'aveugle" : A feu et à sang

  • 4-Sonatina

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

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    Hitchcock disait : "Si je vous dis que ma femme est blonde et si demain vous me croisez dans la rue marchant à côté d'une femme blonde, vous penserez que c'est ma femme".

    Il était là, dans le wagon, semblait-il, un asiatique aux lunettes noires, avec un air si absorbé qu'en le contemplant à nouveau j'ai pensé à une situation très cinématographique, avec le bruit, en prise directe, du train avançant, à petite allure. C'était du Won-kar Wai, peut-être, plus vraisemblablement du Kitano. Avec son profil fermé, il avait une gueule de porte-flingues, ou de flic impassible (le genre à ne pas négocier les renseignements qu'il veut obtenir).

    Mais Hitchcock a raison : à défaut de savoir vraiment, nous ramenons l'inconnu à du connu et le connu a bien souvent partie liée à la probabilité que nous introduisons dans ce que nous croyons être la compréhension d'une situation donnée. Nous nous projetons plus encore que nous ne projetons une éventualité que nous cherchions à rationaliser. Et l'asiatique inconnu se gonflerait d'un mystère où il était fort à parier que j'y aurais, sans trop d'efforts, mélangé l'exotisme du Mékong, l'humidité de la mousson et un parfum de yakusa. Ainsi développerais-je une ambiance...

    Au temps pour moi : nous sommes en Italie, non loin de Turin. Puis-je néanmoins imaginer qu'il s'agisse d'une autre identité que celle d'un Japonais visitant l'Europe à la vitesse de l'éclair ? Puis-je oublier mes statistiques ? Puis-je avoir la clairvoyance de m'adresser à lui en italien (et non pas en anglais d'aéroport) et que l'ayant sorti de sa méditation, alors que la crémaillère du funiculaire cliquète doucement,il soulève avec grâce ses lunettes, me sourit. Je vois ses yeux. Non lo so. Francese ?

    Photo : Dans un funiculaire dans les environs de Turin

     
    Texte "À l'aveugle" : Comme au cinéma

  • 3-Se faire justice

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

     

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    Je ne tombe jamais de haut lorsque le midi, avec les autres, je viens au pont qui surplombe l'Oronte. Jamais : je m'obscurcis d'une part d'oubli qui sourit en moi. Je regarde le ciel avant que de me lancer. Certains disent que c'est un jeu mais je n'y crois pas,. Un défi peut-être... Trop simple. Autre chose, d'indéfinissable.

    Nous mettons une ardeur terrible à maintenir le reste du jour notre tête hors de l'eau, à ne pas nous enfoncer dans la tristesse la plus absolue. Et la peau, les os, les viscères, le cœur, l'air même que nous respirons, un brasier entrant par notre bouche, notre nez, plus pénétrant que le sable, tout cela finit par être insupportable.

    Ici, tu peux faire l'ange, faire l'ordalie de la misère et du temps bouclé. Tu es une flèche et tu t'en vas. Dans l'intervalle que tu traverses, entre le sol et l'eau, tu es, en effet, parti, loin, corps anachorète sous le regard de ceux qui comme toi feront. Le plaisir est fugace, dit-on, mais tu t'en saisis et tu plonges avec lui. Il est tien quand, au temps où tu atteins l'astre que tu voyais il y a peu sous toi, la tension de l'eau.

    Aussitôt, c'est le feu tranchant de la fraîcheur, mon corps blanchi de bulles qui lentement, lentement, s'évanouissent, puis un temps de suspension sous la surface avant de sentir le monde regonfler son commérage brûlant sur ma tête, ruisselante et superbe. La toile de ma chemise et de mon pantalon claque désormais au vent léger et la rive me reçoit comme une pluie souveraine.


    Photo : le fleuve Oronte, à Hama, en Syrie, entre Damas et Alep

    Texte "À l'aveugle" : Plongeoir

  • 2-Ne pas entendre

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

     

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    Là-bas, tout là-bas, dépassée même la pensée de la brume froide, aux confins (cette idée qui n'a pas de consistance, pas plus que la contrée, forcément lointaine, ou l'utopie) du point de fuite donné par la route, tendue, la Corée du Nord.

    On croirait bien, cycliste, que tu en reviens et on voudrait t'arrêter pour que tu nous racontes, ainsi que savent le faire les précieux voyageurs (ceux qui ne cherchent pas à l'être) le silence, l'invisible, mais nous parlons mal chinois. Nous ne pouvons exiger que tu sois un Hermès de feu. Tu passes ton chemin et nous laisses à notre imagination, alors même que tu avais peut-être tant à nous dire sur toi, ton quotidien, les rigueurs de ton existence. Mais nous sommes parfois pris par le lointain. La ligne d'horizon pétrifie le proche, et le prochain qui l'habite.


    Photo : route enneigée de Mandchourie

    Texte "À l'aveugle" : Mirek

  • 1-Les nuits d'étoile-absinthe

    La série "À la lumière de..." reprend les photos que Georges a. Bertrand m'avait proposées pour la série "À l'aveugle". Il m'a depuis donné les indications concernant leur localisation et les conditions dans lesquelles elles ont été prises.

     

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                                                                                                  À ceux et celles qui tiennent (à) l'alcool, malgré tout

    Parfois, tu es ce cavalier qui, ayant parcouru une grande étendue gelée, s'enquit auprès d'un paysan de l'emplacement du lac de Constance, lequel paysan lui répondit qu'il venait d'y passer au galop. Alors, découvrant quelle épreuve folle il venait de traverser (ainsi peut-on dire) il tomba de selle et mourut. Sans courir de tels périls, il arrive que tu sois fourbu de chagrin, d'ennui ou de désolation, et que tu boives. Tu peux alors t'abandonner au banc le plus isolé ou au trottoir le plus froid. Ton corps est engourdi, attiré vers le bas et les mots (les pensées, ne rêvons pas...) tournent, les syllabes se perdent.

    Parfois tu soudoies ta faiblesse en la charmant d'une traîtrise querelleuse, parfois tu es déjà au delà, réduit à l'indifférence, qui serait belle et douce si tu n'étais pas très loin de la maison. Tu as grandi, tu t'es émancipé et tu as passé depuis longtemps en revue le bataillon des alcools forts. Ainsi as-tu cru pouvoir tenir, la distance, ton rang, l'absinthe, et derrière l'absinthe, l'absente, ce soir-là.

    Rien n'y fait. Tu es vaincu, et la place se videra (les mots se voileront progressivement à ton corps fermé), se videra. Tu t'endormiras et à l'aube la lame du soleil vif ouvrira tes paupières. Ton dos aura épousé comme jamais les petits pavés. Tu te redresseras. Tes trippes grelotteront. Un passant te jettera un œil torve, et toi, tu souriras, chu de ton insouciante jeunesse, de ne pas être mort, étouffé dans ton vomi.

    Alors, sciemment cette fois, tu t'allonges à nouveau contre le pavé et, d'un endroit inconnu de toi, pièce intérieure jamais dite de ton présent, monte un rire, amertume et sel mêlés, en pensant à cet amour désormais d'un siècle passé, fée verte évanouie, un rire achagriné et pourtant serein à te faire passer pour un fou, dont tu remercies le ciel qui est là, là, ici et là, à plein visage...

    Photo : Champs-Élysées, passage à l'an 2000, 31 décembre 1999/1 janvier 2000

    Texte "À l'aveugle" : À la rue

  • 12-Approches...

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Sept chevelures, qui suppriment toute identité. Plus encore que l'uniformité des habits. Ils sont, soudain, comme ces personnages de tableaux anciens, nécessités par l'angoisse d'un décor livré à la seule nature. L'homme, là, et pourtant disparu, absent.

    *

    Netteté des vêtements : petit pull sans manches et chemises rayées. Tous pareils. Employés d'une entreprise, conformes. Souvenir d'une rigueur anglaise (est-ce l'Inde ou le Pakistan ?), quelque chose qui fait soudain penser au cricket. Et puis la rue, les papiers de la rue, toujours... Pays émergent... émergeant de quoi ?

    *

    J'imagine : penché au-dessus de la rembarde, à crier pour qu'ils lèvent tous la tête, et que je les vois. Possible. Mais en faisant ainsi (c'est-à-dire : je crie "eh ! Vous ! Oui, vous !" ; je les hèle, comme de vulgaires agents de ma volonté), je les annule de toute leur singularité. Leur visage enifin visibles n'est plus leur identité, mais mon désir de leur en attribuer une.

    *

    Qu'est-ce que l'odeur dans une photographie, lorsque celle-ci ne montre pas justement un élément qui nous ferait penser que... Or, il traîne dans ce cliché des effluves, comme si la saleté du sol, les choses indistinctes posées sur le capot, nous plongeaient dans un puits de courants gras ou épicés. Ce serait, à l'endroit où nous sommes, recueillir un échantillon saturé de la vie urbaine. Puanteurs oxydées (par le simple fait de ramener l'expérience des narines aux taches de rouille : en pleine ville mais avec la possibilité rêvée d'un bord de mer, d'une salinité de l'air capable de nous sauver de la nausée). Puanteurs bitumées des villes gonflées par l'illusion de notre fin de siècle. Puanteurs grasses de cuisine qui sortent à la rue, confondant l'intérieur et l'extérieur, comme si nous avions l'estomac plein d'en avoir trop vu.

    *

    Si, considérant la rambarde en une ligne de repère (laissons de côté les discussions sur sa linéarité légèrement capricieuse), j'ajoutais en surimpression une portée musicale, je ferais de ces têtes inconnues, chevelure d'un noir de jais, des notes, et j'aimerais alors qu'à partir de ces sept notes, et seulement celles-ci, dans une progression qui lui appartiendrait, selon des motifs et des répétitions sortis de sa volonté, un musicien compose un thème, une mélodie qui aurait la force d'évoquer la pause de midi, dans la rue sale, papiers qui traînent, détritus, traces d'huile, caillasse même infime et toits rouillés de véhicule. Une ritournelle qui soit capable de rappeler qu'aussi haut que soit le regard il ne peut effacer la quotidienneté âpre de nombre d'existences... 

     

     

  • 11-À la rue

    "À aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Ouais non mais ce que je il n'est bien sûr que la hé Jérôme pas mal le concert de il n'est tu me diras non si à quelle heure Marine et Nico qui passent il n'est là alors je reprends le métro dans l'autre sens et ça sentait le chacal non moi le concert j'ai trouvé le batteur oh Bart et Melbourne il n'est là pour moi je connaissais le groupe mais dans l'ancienne formation avec un bordel dans le wagon c'est quand qu'on décolle j'ai soif bordel les mecs qui s'engueulent une odeur de chacal et une fille avec un maquillage d'enfer une bière il n'est là pour personne j'ai fait écouter à ma sœur tu sais Clara sa sœur j'ai envie d'une bière pas rester après une heure le métro il n'est là pour personne ça caille non tu trouves pas qu'on se pèle mais et quand tu penses De la Tour à la basse et Rethenberg à la batterie dommage on aurait moins la mort cette nana il me disait il n'est là pour personne tu le connais non tu le connais pas il est bourré ou il pleure sais pas moi j'aimerais bien qu'elle vienne Marine dis Mathieu tu le trouves pas bizarre le gars il n'est là pour personne tu veux aller voir vas-y et alors je peux pas finir mon histoire de métro si allô Samuel il a peut-être envie d'être seul je téléphone à Samuel il n'est là pour personne dix minutes que je le regarde bizarre il a juste tendu sa jambe on est déjà arrivés Sam non mais un mec a eu le nez cassé ils ont bloqué la rame et il n'est là pour personne il attend peut-être quelqu'un et puis moi ils me gavent grouille si jamais on loupe la séance Samuel nous rejoint là-bas justement si Franck avait pas envie de faire dans le social va le voir ton type et nous emmerde plus oui me gavent  on se casse ou on accouche moi de toute manière c'est clair quand je sors je ne suis là pour personne


    Je ne suis là pour personne, exactement comme toi et tes amis, et je suis bien heureux que vous vous en alliez, que l'autre ait cessé de se pencher pour essayer de scruter mon visage, comme si je ne pouvais pas voir ses hésitations. Sûr que je ne suis là pour personne... J'ai marché tout l'après-midi, j'ai traîné dans la ville. J'en ai pour trois jours. Exclu pour trois jours, et j'étais trop énervé pour rester... J'ai marché, les cafés sont chers et s'asseoir sur un banc, tout seul, ça fait paumé, cloche, et tu trouveras toujours quelqu'un pour venir te parler. Mais je ne suis pas un paumé, même si je ne suis là pour personne, parce c'est très simple de se retrouver seul et il faut beaucoup de force pour masquer que tu es seul.  C'est plus fort que tout, je ne savais pas. Comment il disait l'autre ? Ah, oui... La puissance, rester debout au coin d'une rue et n'attendre personne. Alors, je dois être sur la voie, même le cul sur le trottoir, encore à faire. Le cul sur le trottoir, sans même un verre d'alcool, dans le nez. La misère. Portable éteint. Sans doute des messages en absence. Messages en absence pour ne pas dire absence aux messages. J'ai soif.  Les messages, je verrai plus tard. Il y en avait une de jolie. S'il m'avait causé, peut-être que je me serais levé... Trop tard.

    *


    *

     

    Non, sa tête ne me dit rien. Pourquoi ? Il a disparu ? J'ai fermé le kiosque à vingt heures. Peut-être le quart, disons. Il n'y avait plus grand monde sur la place. Rien de spécial.

    *

    Esplanade aux réverbères. Fragmentation de l'obscurité et du halo. Quand l'esprit s'enfonce-t-il dans la première, déjà absorbé par ce qui le devance, à son insu ? Il regarde le décor vide. Un peu de vent pour faire courir deux ou trois papiers. Il était là hier, quelqu'un dit l'avoir vu, mais c'est peut-être un mirage...

    *

    Un souvenir. Un pendentif de l'âme, à suivre, dans les rues et venelles. Artères, et cœur battant.

    *

    Achilles

    Barnett Newman, Achilles, 1952, National Gallery of Art, Washington D.C.

    *

    Trouver les négatifs. L'impression du corps rematérialisé. Trouver le corps, ce qu'il en reste, argentique, numérique, et vite

  • 10-Manu militari

    "À l'aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

     

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    Ce n'est qu'un début : le goût de l'uniforme. Mais je peux déjà imaginer ce qui m'attend. Attendre, justement. Souvent, la journée passera à attendre. En surveillance, pour parer à ce qui sortirait du droit chemin, ou de l'ornière. Je serai l'ordre, et peut-être que, ma vie durant, dans cet uniforme, il ne se passera rien d'autre, que de regarder et surveiller. Je n'aurai jamais à me battre, à frapper, à tirer, et les heures auront la même atonie que celle écoulée ce jour, l'œil un peu perdu, mais  vigilant cette fois, à bavarder des petites affaires de chacun. Le commandant vient d'avoir une promotion et la cousine de mon meilleur ami va se marier. Sinon, rien, que des gens à surveiller, à contrôler, à encadrer. Leur silence, ce sont les limites qui s'imposent parce que, justement, je suis là, présence donnant à penser qu'il faut être raisonnable. Je serai l'ordre, je suis déjà  dans l'ordre, ordre du monde, des gens, des choses. Dans les sphères, tout là-haut, il s'agit pourtant d'une autre attente : que rien ne déborde ; mais si jamais il en était différemment, ils n'hésiteraient pas. Et je devrai y aller, alors que, et certains ont le même esprit que moi, j'aimerais surtout attendre, comme un poisson des profondeurs sous la pierre qui l'abrite.

  • 9-La Rambarde


    "À aveugle" est un ensemble de douze photographies de Georges a. Bertrand, que celui-ci m'a envoyées sans la moindre indication. Il s'agit d'écrire pour chacune un texte dans ces conditions d'ignorance. Une fois achevé ce premier travail il me donnera les informations que je désire, et j'écrirai pour chacun de ces clichés un second texte : ce sera la série "À la lumière de..."

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    Certaines photographies n'en sont pas, ou pour le moins, elles excèdent les limites généralement admises, d'être un instant saisi, une suspension sublimée. Dès réception, je n'ai pas considéré autrement ce cliché que comme un plan, le plan initial d'un film qui ainsi allait me conduire je ne savais où. Mais, d'un autre côté, je connaissais l'origine de ce déplacement vers le cinéma. C'était cette brusque immersion dans un souvenir cinématographique lointain, quand je passai une année à écouter Claude-Jean Philippe présenter le film de la nuit, pour le Ciné-Club, et cette année-là il y eut un cycle Wenders, les vieux Wenders, ceux d'avant la catastrophe de Paris-Texas.

    Alors, scrutant la proposition que m'avait faite Georges a. Bertrand, je décidai de prolonger la réminiscence wendersienne jusqu'à son point ultime de rapprochement et je considérai d'abord que cette photo aurait pu être un instant magique d'Alice dans les villes. Le mélange de verre et de structures métalliques, l'impression (est-elle justifiée ?) que nous sommes dans une gare, le grain un peu passé du noir et blanc me rappelaient la puissance de ce film (que je n'ai jamais voulu revoir, parce qu'il faut savoir vivre aussi sans ce qui nous importe, ou avec ce qui nous importe, mais d'une autre manière...), et cette puissance se nourrit dans ma mémoire d'une temporalité qui se délite doucement comme un songe dont on ne voudrait pas se départir, d'une errance urbaine, délicieuse et fébrile.

    Et, détour du temps consacré à regarder toujours la même chose, cette photographie d'où venait une résistance incernable, est remontée une musique, sur une scène d'escalator (mais peut-être fais-je fausse route ?), avec le visage de Rudiger Vögler et celui d'Alice : le blues lancinant de Canned Heat matiné d'un écho oriental, la voix nasillarde et prenante de Bob Hite. On the road again.


     
     

    Il y avait cette contre-plongée qui dans sa tension verticale invitait le regard vers la toiture, horizon armaturé. Pourtant, la rambarde à mi-hauteur portait (si je puis le dire ainsi) un démenti, une quasi contradiction. Aurait-elle suffi, cette rambarde, dans un plan-séquence durant les deux premières minutes de la chanson (et pourquoi ne pas envisager une telle longueur ?) ? Aurait-elle suffi ? Je ne crois pas. Certes, elle est là, comme un point dramatique, mais seulement en support. Élément du décor, disons. Pas exactement. On penserait que c'est le personnage qui fait tout, qui hérite de la seule force capable de rompre l'inertie d'un film ainsi engagé dans le temps, puisqu'il ne peut y avoir scénario sans personnage (de quelque façon que ce soit. La voix off est un subterfuge...).

    Oui, le personnage, mais quoi en lui ? Sa silhouette est lointaine, un presque anonymat dans un espace où l'on imagine l'air circuler, les odeurs courir et les bruits se répercuter (bien sûr on n'entend rien puisqu'il y a la bande-son...). Le personnage, de dos, en attente, en attente, car, tout, ou peu s'en faut, est dans les bras, ces bras séparés du corps, de chaque côté du tronc, tronc lui-même légèrement incliné vers l'arrière pour prendre appui sur la rambarde. Corps en croix, démuni, devant le temps qui passe et peut-être les pensées autour d'une rencontre perdue, d'un hasard mal négocié (comme on le dit d'un virage et c'est une sortie de route...), mais dans ce cas il faut admettre que lorsque le personnage bougera, laissant tomber ses bras le long du corps, ce sera pour quitter le plan et l'histoire commencera sur un homme qui traverse un hall de gare, sort de la gare, monte dans une voiture (ou prend un taxi).

    Filons sur un autre chemin : corps en croix, démuni, devant le temps qui passe à attendre quelqu'un dont évidemment nous ne savons rien, mais cela signifierait que ces bras étendus ne tomberont plus le long du corps, mais partiront vers l'avant pour prendre l'attendu(e), le corps de l'autre, le désir enfin touché et l'histoire s'enfuira sur un autre plan (cinématographique) : celui fascinant de ce visage attendu, visage magnifique, et l'on se dira que la gare est un début, qu'il y a un voyage qui a été fait, que le héros va devoir faire avec le voyage de l'autre, leurs histoires se croisent. Il a une voiture, elle est au parking. il est anglais ; elle est japonaise mais a toujours vécu à Londres (La gare ici n'est pas londonienne. Nous sommes dans une ville plus  modeste.). Lui va bientôt repartir.

    Pour l'heure, il est immobile, la musique de Canned Heat dure, puis se retire progressivement et une voix off la couvre, la sienne, mais il ne dit rien, il fredonne, il balbutie les paroles de cette même chanson, il en imite la rythmique, il alterne, il cafouille, en boucle et tout ce qu'on devine, c'est qu'il est heureux, discrètement heureux. Son corps ainsi éployé, dans l'anonymat de la distance prise par l'objectif, est l'indice de son âme ravie à l'impersonnalité du lieu. De ses bras, en quelque sorte, il contient la rambarde, en amadoue la rigueur.

    Tout cela n'est en soi que très banal (pour l'une ou l'autre des solutions, parmi les multiples que l'on pourrait bâtir à partir de ce corps en arrière, légèrement, et ces bras tendus). Pourtant, ce premier plan, avec sa contre-plongée et l'intuition qu'elle donne d'une durée longue (peut-être aussi parce que le plan est large, comme si l'espace dépliait la temporalité), serait puissant d'être infiniment étiré, que le spectateur puisse en son for intérieur se dire, un peu agacé : mais qu'est-ce qu'il fait ? ( s'interrogeant alors et sur le réalisateur, et sur le personnage...).

     C'est ce que je me demande encore, dans une autre mesure, en regardant cette photographie. Oui, qu'est-ce qui se fait, se passe (ou ne se passe pas) que je ne puisse pas imaginer à partir de ce cliché la sanglante ouverture d'un film de gangs taIwanais, sur une musique forte, violente, et qu'en quelques secondes le gars à la rambarde s'effondre et que moi, spectateur, je comprenne que voilà c'est parti, déjà un mort, que je le comprenne alors qu'il ne se passe plus rien, pendant quelques instants, le corps n'étant plus visible que grâce au crâne. Mais je sais que ce n'est pas possible.

    Qu'est-ce ?, sinon une lenteur induite (non pas une immobilité) qui ne cadre pas, menant ailleurs. Qu'est-ce ?, sinon ce qui te laisse libre, dans le choix de l'autre, de l'œil qui a choisi pour toi, de te soumettre à un rythme, à une certaine orientation du regard et de la vie. Quelque chose d'indicible, autour duquel s'épuiser avec bonheur, parce que cette photographie anonymée croise (comme on dit d'un bateau qu'il croise en une mer quelconque) en des eaux territoriales d'une mémoire filante. Wendersien...